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COLD CASE

Quand j'ai tué ce type je n'ai eu ni remords ni satisfaction. Il fallait que quelqu'un le fasse je me suis
trouvé au bon endroit au bon moment c'est tout.
Au début des années soixante il y avait encore plusieurs bases américaines à Orléans, au nord en
haut du faubourg Bannier à la caserne Coligny et dans les bois au sud à proximité d'Olivet. La mère
de mon copain Chantalou y travaillait, si bien que nous pouvions entrer dans la base de Chanteau
pour y jouer au tennis. Ce qui m'avait le plus impressionné c'était un gymnase chauffé avec un
parquet en bois alors que nous devions nous contenter de hangars en tôle ondulée avec un sol en
ciment aux multiples nids de poules. On avait le sentiment de vivre dans le futur, grosses bagnoles
comme on voit maintenant à Cuba, cars scolaires remplis de filles habillées comme dans les films,
King créole ou la fureur de vivre. Il y eu jusqu'à 13000 soldats, femmes et enfants. C'était un peu
d'Amérique qui vivait à côté de nous. Je dis bien à côté, pas avec nous. Il y eu quelques mariages
mixtes mais je ne sais pas ce qu'ils sont devenus quand De Gaulle pria tout le monde de débarrasser
le plancher en 1967. Les bases furent entièrement saccagées par les G.I. avant leur départ. Si bien
que l'on ne put rien récupérer du rêve américain.
Pendant la présence des forces yankee beaucoup de trafics en tout genre permettaient à des milieux
interlopes de prospérer. Orléans était un centre logistique qui approvisionnait les bases en
Allemagne, aussi beaucoup de marchandises « tombaient des camions » permettant aux habitants
d'améliorer leur maigre ordinaire. Cigarettes, alcool, nourritures, armes, drogues...
Après guerre la ville d'Orléans était dans mon souvenir assez noire avec pas mal de ruines dues aux
bombardements de haute altitude qui visaient la gare des Aubrais. Toutes les rues de la ville étaient
pavées. La nationale 20 traversait la cité de part en part. Les voitures de parisiens bouchonnaient
dans les rues étroites pour les départs en vacances. Les voir passer était notre principale distraction
je restais des heures à la fenêtre avec ma soeur imaginant la vie de ces êtres étranges promis à de
merveilleuses villégiatures.
Le centre ville étaient ceinturés par les boulevards qui étaient des jardins publics avant guerre.
Comme de nombreux bâtiments administratifs avaient été bombardés on y installa à la libération de
longues lignées de baraquements provisoires pour abriter les services municipaux et ministériels.
Petit à petit apparurent aussi des bidonvilles pour loger tous ceux qui étaient en attente de
logements, ce fut le cas sur le boulevard Rocheplate à côté de l'église Saint Paterne.
La boucherie de mon père était juste en face de l'église. Ma chambre était au deuxième étage à une
cinquantaine de mètres à vol d'oiseaux des puissante cloches qui pour un mariage ou pour annoncer
les messes se déchaînaient. La première volée carillonnait à sept heures trente du matin. Ce
brouhaha énorme ne me réveillait plus, seule l'absence de bruit quand le système électrique du
dispositif étaient en rade me faisait sursauter, je croyais avoir oublié l'heure du collège.
Le type qu'il m'a fallu tué, Philippe Gevel avait été à la tête du gang dit du Martroi l'un des plus
prospères et des plus efficaces dans les trafics en tout genre piloté par quelques mafieux américains.
Le rôle des français était capital car eux seuls connaissaient les canaux pour écouler la
marchandises dans toutes la France. Après le départ des forces U.S. Gevel se trouva en difficulté, un
mandat d'arrêt fut émis contre lui, il avait été balancé par ses comparses qui voulaient se refaire une
virginité en participant aux affaires juteuses liées à la Reconstruction. L'homme trouva refuge dans
le bidonville situé à moins de cent mètres de notre domicile. En peu de temps il devint le caïd du
lieu en distribuant un peu d'argent et en menaçant ceux qui auraient été tentés de le dénoncer.
Certains affirment qu'il n'hésita pas à tuer quelques gosses pour mettre les parents au pas. Il
s'entoura de types peu recommandables mais incapables de survivre sans son aide. La police
savait plus ou moins ce qui se tramait dans ces bas-fond mais elle n'avait pas l'envie de donner un
coup de pied dans la fourmilière, elle préférait fixer les malfrats en un lieu connu aussi le dénommé
Gével pouvait aller et venir à sa guise. Pour ma part je n'avais pas une âme de justicier, je me
contentais d'ignorer les exactions qui se passaient dans le bidonville comme tous les habitants du
quartier d'ailleurs.
Tout changea radicalement quand ma mère m'appris que des clients de la boucherie lui avait dit
qu'elle avait vu ma soeur dans un bistrot mal famé de la rue de la gare avec le fameux Gevel. Il faut
en parler à Caroline les clients se sont peut être trompés, je sais qu'elle est est d'un romantisme
perverti et d'une crédulité rare mais quand même. Surtout ne dis rien à ton père, il pourrait être
violent.
Des clientes t'ont vu avec ce bandit de Gevel, c'est un proxénète, un gangster et toi tu t'affiches avec
ça. Ma mère attaqua très fort espérant que sa fille plaide l'innocence. Ce fut tout le contraire.
Philippe est un bon ami, c'est un poète il écrit des vers magnifiques. C'est le Villon d'aujourd'hui.
J'ai beaucoup de points communs avec lui. Il dit que le peuple est conduit à la misère par des
puissants sans scrupule, il est comme moi il aime le peuple. Nous sommes restés abasourdis par ses
déclarations, il fallut attendre au moins dix secondes avant que ma mère ne se fâche tout rouge en
interdisant à sa fille de revoir ce type sinon elle partirait immédiatement en pension et son père
irait à la police. Nous étions persuadés qu'elle avait compris le message et que l'incident était clos.
Il se passa environ un trimestre avant que ma soeur ne disparaisse, elle avait vidé la moitié de son
armoire et remplit deux grandes valises. Bien entendu on pensa qu'elle avait rejoint le sinistre
Gevel. La police pris très au sérieux la disparition d'une jeune femme encore mineure puisque la
majorité était à cette époque à vingt et un an, aussi elle s'empressa de ne rien faire tout en affirmant
à mes parents qu'elle se dépensait sans compter pour retrouver la fugueuse. Plus tard on apprit
qu'elle avait fait la connaissance d'un jeune homme de bonne famille qui fréquentait le Collège
Saint Euverte, tout deux s'étaient pris de passion pour la révolution cubaine et s'étaient réfugiés à
Fleury-les-Aubrais, célèbre pour sa gare et pour son maire le communiste André Chène. N'ayant
que de vagues connaissances de la géographie, ils pensaient pouvoir profiter de ces circonstances
favorables pour se faire téléporter sur la grande île des caraïbes, ou quelque chose comme cela.
Pour l'heure j'avais toute raison de penser que la surveillance de Philippe Gevel finirait bien par me
conduire à la malheureuse que je croyais séquestrée et qu'il avait sûrement prostituée. J'employai
toutes mes journée à traquer la bête infâme. Je n'allais plus à l'école trop occupé à ma surveillance
continuelle du bidonville. Mes parents étaient dévastés et pas en mesure de me dire quoique ce soit.
Petit à petit je pouvais avoir une idée plus précise de l'emploi du temps de Gevel. En fait il passait
presque toute sa journée dans les baraquements, il allait de l'un à l'autre, une ou deux fois par
semaine ils rencontrait ses comparses dans un petit bistrot tout à côté. Les séances duraient
plusieurs heures et ils ressortaient toujours chancelants. Gevel retournait à son taudis il était le seul
à marcher droit. Je ne le voyais jamais avec des femmes encore moins avec ma soeur. Je continuais à
penser malgré tout qu'il était responsable de sa disparition. J'étais plus que jamais déterminé à
continuer ma traque.
Quand arrivèrent les fêtes de Jeanne d'Arc début mai, soit trois mois après la disparition de ma
soeur, je savais tout de l'emploi du temps de Philippe Vegel je pouvais même anticiper ses
déplacements. Les festivités de la Pucelle durent une ou deux semaines avec en point d'orgues les
feux d'artifices et le grand défilé du 8 mai où la moitié de la population regarde l'autre moitié défiler
revêtant les habits de ses origines ou de sa charge institutionnelle. C'était une période de folie où les
chiens d'Orléans comme les appellent les gens d'alentour se transforment en une foule joyeuse et
débonnaire.
C'est en revenant des bords de Loire où m'avaient entraîné quelques amis pour assister aux feux
d'artifices que je vis assis sur le parapet du pont Royal le sinistre Vegel, contrairement à ses
habitudes il semblait très ivre et s'appuyait sur les épaules d'une femme qui fumait une cigarette,
indifférente à l'agitation ambiante. Comme un robot je me dirigeais vers lui et profitant de l'ombre
que me fit un petit groupe qui passait à proximité, je pris les pieds du type et le basculais dans le
vide. J'entendis le bruit mat d'un crâne qui éclate sur un rocher une vingtaine de mètres en dessous.
Personne ne se rendit compte de rien, sauf la femme qui jeta un oeil au pied de la pile du pont et me
dit : « personne ne le regrettera », elle jeta son clope et disparut dans la foule.
J'avais commis une terrible erreur, comment faire pour retrouver ma soeur maintenant que son
kidnappeur coulait des jours éclatés dans la Loire. Dans quel cloaque était-elle retenue ?
Comme par enchantement elle réapparu deux ou trois semaines après, elle me fit un court compte
rendu de son aventure à Fleury-les-Aubrais où elle avait rencontré un algérien beau comme un dieu
et épousait maintenant la cause du FLN, elle me chargea de transmettre son salut à nos parents et
disparu.
Les journaux firent état de la mort de Philippe Gevel, sans doute un accident dû à l'excitation des
fêtes de Jeanne d'Arc, à peine un entrefilet dans la Nouvelle République du Centre. Je ne regrettai
en rien ma méprise, j'avais seulement utilisé la pesanteur, c'est elle qui était la vraie responsable.
Je n'eus ni cauchemars ni remords, j'oubliai rapidement cette bascule meurtrière.
Tout cela est arrivé il y a si longtemps, pas loin de trente ans voire un peu plus. Que suis-je
devenu ? Je me pose la question, je crains de n'être rien devenu. J'ai fait comme presque tout le
monde. Travail, vacances, amour et désamour. J'ai repris la boucherie de mon père, au pire moment,
les autres commerces de la rue avait fait place à des banques et des agences immobilières. La
boutique se trouvait isolée, les gens font leur courses ailleurs, plus haut faubourg Bannier ou
carrément dans les grandes surfaces tout autour de la ville. A la grande époque quand le quartier
fourmillait de monde la boucherie ne désemplissait pas, les quatre bouchers ne chômaient pas, le
mercredi matin c'était l'abattoir, la camionnette au retour était chargée d'un boeuf, d'un cheval, et
d'un veau qui avaient été abattus tôt le matin. Il fallait alors préparer tout cela pour en faire des rôtis,
des beefsteaks, des côtes et entrecôtes, de la viande haché, du pot au feu, du bourguignon, du filet
pour le restaurant Jeanne d'Arc et beaucoup d'autres choses. Au fil du temps il y a eu de moins en
moins de monde à la fin il ne restait qu'un commis, l'humeur joviale de mon père se transforma en
une bile amère, il s'en prenait à tout le monde, aux rares clients, à son aide, à ma mère qui tenait la
caisse, ce qui accéléra un peu plus la chute de son affaire. Il prit sa retraite assez tôt retourna dans le
Jura et me laissa les ruines de sa boucherie, il ne restait que la devise de la maison écrite sur un vieil
écriteau en plastique : Vendre pour vendre n'est pas notre façon de travailler bien vous servir est
notre métier. Je compris rapidement une chose, il ne fallait pas faire comme lui. Le seul atout de son
commerce était sa situation en plein centre ville, ce que les agents immobiliers appellent l'hyper
centre.
Heureusement je rencontrai à ce moment là Charlotte qui m'initiait aux danses modernes lors du bal
de l'Institut chaque samedi soir haut lieu des nuits orléanaises. Elle était enjouée et dynamique. Elle
me dit lors d'un madison qu'elle en pinçait pour moi et qu'on devrait se marier. Pourquoi pas
répondis-je. On se maria quelques semaines après. Elle travaillait dans la plus grande étude
notariale de la ville. Rapidement elle prit la mesure de ma situation financière. Elle me conseilla de
louer le fonds de commerce à une coiffeuse et vit tout le parti qu'on pouvait tirer de la maison
attenante qui était composée de neuf pièces sur deux étages, très mal disposées et pas mal
dégradées autour de la cour de l'ancienne boucherie. Bureaux ou appartement ? Elle tranchât
bureaux et appartement. Un architecte organisa les travaux et installa son atelier. Il en fit un
magnifique espace, Charlotte et moi occupions un spacieux appartement au deuxième étage. Le
financement fut un de ces mystères que seuls les officines de notariat maîtrisent. Les cloches de
l'église Saint Paterne continuèrent à sonner à quelques dizaines de mètres de notre tête de lit. Je n'y
prêtais pas attention. Charlotte ne s'y habituait pas. Ce fut la raison qu'elle invoqua quand elle partit
après quelques années avec un notaire danseur de tango, dans les profondeurs du Périgord, loin de
tout campanile.
Pendant tout ce temps ma soeur continuait à vivre sa vie d'exaltée à plein temps, un temps au Brésil
où un autochtone lui avait fait un enfant, puis revenue en France elle avait connu un chilien
révolutionnaire exilé qui lui avait fait un autre enfant. Elle ignorait que j'avais tué un homme pour la
libérer d'une emprise imaginaire.
J'étais un peu désoeuvré, mais pas trop. Les loyers payés par la coiffeuse et l'architecte suffisaient à
m'assurer un revenu convenable. Je faisais beaucoup de vélos dans le val de Loire et en forêt
d'Orléans. Le reste du temps je le passai au bar tabac près de la rue Chapon. Cartes, paris hippiques
et Picon-bière. Un type étrange et sympa avait fait du rade son quartier général, il était journaliste à
la Nouvelle République, un peu écrivain et grand amateur de Gris-Meunier un vin de la région qui
procure une inspiration poétique infinie. Son prénom était Jean Bernard, c'est tout ce dont je me
souviens. Il nous arrivait de parler jusqu'à la fermeture du tabac tard le soir, nous échafaudions des
projets de grands voyages en Sibérie, en Patagonie. Mais nous n'avons jamais dépassé Jargeau
célèbre pour ses andouillettes lors de nos périples en 4L Renault. Nous ne rations jamais une séance
de ciné club salle Hardouineau près de la mairie, le confort était précaire une vingtaine de bancs
tout au plus. Pour voir l'écran il fallait se mettre sur la pointe des fesses qui devenaient aussi rouge
que le Désert de la même couleur ou que le fond de l'air de Chris Marker également de la même
teinte que notre postérieur. Il s'en suivait un débat mis à profit par les intellectuels du cru pour
s'étriper sauvagement. On travaillait aussi sur le scénario d'un film qui se situait à mi-chemin entre
la guerre est finie et Charly et ses deux nénettes. On s'occupait quoi, la vie était douce.
As tu lu mon dernier article sur le Rimbaud orléanais ? Jean Bernard semblait heureux, on va en
parler sur Fr3 ce soir continua-t-il, ils sont venus m'interviewer hier. J'ai été contacté par la fille de
ce poète inconnu il y a quelques temps, elle écrit un livre sur son père et publie ses poèmes qui sont
proprement hallucinants. Elle s'appelle Sabine Gevel son père était Philippe Gevel un bad boy très
bad. Le type a été retrouvé mort dans la Loire dans les années soixante, crime, accident, suicide ?
Elle enquête et me demande de l'aider. Je trouvais une excuse improbable et m'enfuis du bistrot.
L'internet m'apprit que la prescription pour crime était de vingt ans, normalement je ne risquais rien
pénalement. Mais quelle désastreuse image auraient de moi mes contemporains, je n'avais pas tué
une misérable frappe sans scrupule mais un génie de la littérature, un Villon un Jean Genet.
En fait je m’aperçus que je ne savais pas grand chose du type que j'avais tué, certes j'avais paniqué
quand ma soeur avait été vu avec lui dans un bistrot et j'en avais fait le monstre absolu alors que ce
n'était peut être qu'une petite frappe de bas étage. Il y avait peu de chance qu'on remonte jusqu'à
moi puisque à l'époque les journaux parlaient d'un accident dû à la folie des fêtes de Jeanne d'Arc.
La femme qui avait assisté au meurtre ne me connaissait pas et elle n'avait pas paru très chagrinée
de la culbute de son copain. Je me faisais du mouron pour rien. Ce rebondissement était seulement
désagréable et perturbant. Je pouvais être facilement informé du déroulement de l'enquête grâce au
journaliste de la Nouvelle République que je côtoyais quasi quotidiennement. J'attendis une
semaine pour remettre les pieds dans le tabac prénommé le Saint'Pat où j'avais mes habitudes, je ne
voulais pas paraître trop fébrile, Jean Bernard ne devait pas noter le moindre changement dans mon
comportement habituel. Il était au fond de la salle assis à la table qui lui était réservée en compagnie
d'une femme à l'allure très vive, elle martelait ses mots en pointant son index sur un empilement de
pages étalées sur le guéridon en formica. Je m'approchais du duo, Jean Bernard me présenta à
Sabine Gevel. On tient un putain de scoop me dit-il fébrile, le père de Sabine a été assassiné on a
retrouvé un témoin, une femme qui était à côté de lui quand un individu a surgi et a balancé Gevel
dans la Loire du haut du pont Royal. Je restai pantois. C'est l'émission du Fr3 qui a décidé la femme
a se faire connaître, je l'ai eue au téléphone il y a deux heures à peine. C'est un peu gros, tu ne
trouves pas, pourquoi n'a-t-elle rien dit pendant plus de trente ans risquai-je. Elle pensait que Gevel
était un sale type point barre. C'est quand elle a appris sur Fr3 par la bouche de votre serviteur, qu'il
était l'un des plus grands poètes français qu'elle s'est décidé à m'appeler. On va tout savoir,
l'assassin de mon père sera bientôt confondu, Sabine Gevel semble très déterminée pour découvrir
le meurtrier de sa crapule de père. Je quitte les deux enquêteurs à la mie de pain et je descends la
rue Bannier en direction de la place du Martroi où l'on suppliciait à tour de bras sorcières et coupe
jarrets au temps jadis. La question était de savoir si j'avais suffisamment changé pour qu'on ne
reconnaisse les traits du type de dix-huit ans dans ma physionomie actuelle. Je n'étais pas à l'abri
d'un portrait robot que l'on fait vieillir de trente ans à l'aide d'un logiciel. La malchance était minime
mais pas nulle. Je devais retrouver cette femme rapidement et tester ses capacités cognitives de
reconnaissance.
Il me suffit de lire la Nouvelle République du lendemain pour avoir le nom de l'inconnue du pont
Royal. Jean Bernard n'avait pas hésité à publier le nom et la photo de cette femme qui habitait à
Saint Denis en Val à cinq kilomètre du centre d'Orléans. Je pris ma 4L Renault et allait repérer les
lieux, les pages Blanches m'avaient donné très volontiers son adresse exacte assortie d'un plan
fourni par Google Maps. J'arrêtai ma voiture à deux ou trois cents mètres de la destination comme
j'avais vu faire dans les séries télé. La rue était déserte, la maison de ma cible était en retrait de la
rue. Je pénétrai avec précaution dans le petit jardin agencé selon les critères de l'espace naturel
vanté par les meilleurs magazines horticole, autrement dit un foutoir d'herbe folle. Je frappai à la
porte plusieurs fois sans obtenir de réponse. Je fis le tour de la maison et aperçu une femme assise
sur une margelle de puits lisant un livre, je m'approchai rapidement d'elle, Madame Rose, vous êtes
bien Madame Rose. C'est pourquoi ? Elle me dévisagea, je lui rappelai quelqu'un. Je lui pris les
cheville et la balançai dans le puits, un bruit mat désagréable m'appris que sa tête avait éclaté dans
le fond de l'orifice. Je repartis étrangement calme et sans me presser.
La mort de la dénommée Rose fit un bruit d'enfer dans le Landernau. On retrouva rapidement son
corps car j'avais omis de faire disparaître le livre qu'elle lisait, resté en évidence à côté de la
margelle. La presse nationale prit le relais de la locale. Jean Bernard n'arrêtait pas d'être interrogé
par ses confrères. Le tueur de Philippe Gevel avait voulu faire taire le témoin de son acte meurtrier.
Je lui fis remarquer qu'il avait grandement favorisé la tâche de l'assassin en lui fournissant le nom
de la femme, pourquoi avait-il fait ça. J'ai voulu jouer au jeu du loup et de la chèvre
malheureusement le loup a été le plus rapide, je devais envoyer deux gars du journal pour surveiller
la proie mais ils sont arrivés trop tard. Quel cynisme ! Ne puis je m'empêcher de lâcher dans un
souffle de réprobation. La police enquête ils vont sûrement trouver quelque chose, vidéo
surveillance, ADN et autres on n'est plus dans les années soixante, le type ne s'en sortira pas. Je
sentis un fluide glacial me traverser le dos. Je contre-attaquais, Jean Bernard si j'étais toi je la
jouerais profil bas, si la police apprend que tu es le grand responsable de la mort de la femme, ta
carrière va en prendre un sacré coup dans les gencives, tu devras quitter la ville pour échapper à
l’opprobre générale. Intervention un peu grandiloquente certes mais qui fit mouche. Si toi et tes
deux sbires vous passez à autre chose, comme les lapins écrasés ou la critique télé des émissions de
Nagui, vous avez une chance de vous en sortir. Sabine Gevel est-elle au courant du coup de la
chèvre ? Je vis dans les yeux du journaleux que la réponse était oui. Alors là c'est plus embêtant,
elle risque de cracher le morceau à tout moment. Je la sens pas cette particulière, c'est une arriviste
si ça lui rapporte elle vous balancera. Cerise sur la tarte aux fraises, tu te rends comptes tu lui as
enlevé toute possibilité de retrouver le justicier heu... non je veux dire l'assassin de son papa.
J'avais réussi à semer le trouble dans la légendaire sérénité de Jean Bernard. Une question me vint à
l'esprit devais-je mettre hors d'état de nuire cette Mélusine ? Ce serait sûrement un élément de
prudence élémentaire. Rendre service à un ami est une chose admirable, l'amitié est sacrée. Restait
l'enquête de police qui pouvait me mettre en cause, si un quidam m'avait vu à Saint Denis en Val.
Je tentais le tout pour le tout, je me rendis au commissariat central et demandais à voir les
enquêteurs chargés de l'affaire car j'avais des informations à leur communiquer.
D'abord me dit le lieutenant Blanchou il n'y à pas d'affaire Gevel il y a prescription depuis
longtemps et il n'y a pas d'affaire Rose non plus. L'enquête de voisinage dûment diligentée nous a
appris que la femme qu'on a retrouvé au fond du puits était une alcoolique notoire, je viens d'avoir
les résultats du labo elle avait plus d'alcool dans le sang que de sang dans son alcool, il émit un rire
gras content de sa vanne. Encore une affaire de bouclée, je vous chasse pas mais on est débordé, au
revoir Monsieur, merci d'être passé. Après ces bonnes nouvelles je ne savais plus finalement si je
devais encore faire disparaître Sabine Gevel et l'envoyer dans le néant de l'histoire littéraire.
Ce ne serait pas forcément utile mais d'un autre côté j'avais pris goût à ses petites distractions. Le
mieux était de rencontrer la Sabine pour savoir ce qu'elle avait dans le crane, j'étais devenu un
expert pour ouvrir les cranes.
Je me rendis à la médiathèque où officiait la fille Gevel. Elle me reconnut et sans méfiance
m'accorda un entretien dans son petit bureau qui était si étroit qu'elle devait ranger ses stylos dans le
même sens si elle ne voulait pas râper les murs. Elle rayonnait ce qui était normal pour une
spécialiste des étagères. Gallimard publie les oeuvres complètes de mon père dans la collection
blanche, je viens d'avoir confirmation. Parfait tout est au mieux dans le meilleur des mondes. Ben
non ! Ca me motive encore plus pour retrouver l'assassin de mon père. Il est sûrement mort
hasardais-je d'ailleurs la police considère l'affaire comme clause, j'ai rencontré pas plus tard qu' hier
le lieutenant Blanchou qui m'a confirmé la prescription pour le meurtre de votre père si toutefois
meurtre il y a. Pour l'accident de la femme qui se disait témoin du meurtre ils sont sûrs que c'est un
drame de l'alcoolisme vu qu'elle picolait comme un hussard. Une alcoolique qui lisait Blanche ou
l'oubli d'Aragon ça ne colle pas, ils ont retrouvé le livre à côté du puits me tacla-t-elle. Ah ! encore
une nouvelle embrouille. Il est vrai que ce bouquin est particulièrement coton à lire, pour ma part je
n'ai jamais dépassé la page dix et encore en version mal voyant. Qu'allez vous faire ? Retrouver
l'assassin de mon père bien sûr et lui rendre la vie impossible... Sur ce, je quittai la médiathèque
résolu et obligé à neutraliser autant de détermination. Je ne serais qu'une fois de plus l'instrument
de la pesanteur.
Je laissais passer un peu de temps pour voir comment allait avancer son enquête espérant que la
lassitude la gagne. Ce fut là mon erreur.
Bien entendu ma soeur avait appris par les journaux que l'on reparlait de Philippe Gevel. Je te l'avais
bien dit me reprocha-t-elle cet homme n'était pas un voyou mais un grand poète, je te l'avais dit
quand je l'ai rencontré. L'un n'empêche pas l'autre objectais-je mollement. Elle avait appris
l'existence de la fille du roi du marché noir, elle la rencontra et lui fit un récit passionné et ridicule
de leurs échanges littéraires dans les bouges de l'avenue de la gare quelques temps après la guerre,
insistant lourdement sur la réprobation totale de ses parents et de sa fuite du cocon familial. Très
exaltée elle me dit qu'elle allait participer à la chasse à l'homme avec Sabine et tordre les couilles à
l'odieux poèticide. Une réunion de crise eux lieu au tabac le Saint'Pat avec Jean Bernard les deux
femmes et votre serviteur. En dire le moins possible me semblait une bonne stratégie, écouter
seulement. Après une heure de conciliabule torturé et alambiqué, je vis un éclair bizarre dans l’oeil
de ma soeur, mais au fait tu l'as connu toi Philippe, il me souvient que tu avais résolument adopté le
point de vue des parents non ? C'est possible plaidais-je je ne m'en souviens pas, il y a si longtemps,
j'étais absorbé par mes études à l'époque. On ne peut pas t'écarter de la liste des suspects conclue
froidement l'autre femme, non on ne peut pas. C'est absurde s'indigna votre serviteur pourquoi
aurai-je fait ça ? Tout simplement parce que tu croyais que j'étais parti avec Philippe ou qu'il m'avait
enlevé. J'ai assez entendu de conneries, je me levai en jetai un billet sur la table, la tournée est pour
moi, salut !
De mon côté la liste des emmerdeurs à faire disparaître s'allongeait encore, il me faudrait culbuter
pas moins de trois corps dans le précipice des faits divers, si possible en une seule fois pour ne pas
me faire accuser par les autres. Ma très petite entreprise prenait des airs de PME. Qu'auriez vous fait
à ma place comment vous vous y seriez pris ? Le culbutage d'un parapet, d'une margelle de puits
avait l'avantage de ne pas laisser de marque sur le corps et on était jamais sûr s'il s'agissait d'un
suicide ou d'un accident. La difficulté résidait dans le fait de faire asseoir ces trois clampins, au
bord d'un bord et de leur prendre les chevilles en même temps pour l'ultime basculement.
LE TUEUR IDENTIFIE, un titre qui sonnait clair et lugubre en deuxième page de la Nouvelle
République du Centre. Jean Bernard avait ignoré tout conditionnel dans son article. Deux jours
après notre dernière rencontre cet immonde scoop avait été publié par le journal régional désignant
un honnête citoyen livré à la vindicte des chiens d'Orléans. Le journaliste faisait une description
précise des événements qui s'étaient soldés par la mort de huit victimes toutes frappées par les
méfaits de la pesanteur. Je relus plusieurs fois son charabia, il était bien écrit huit, le chiffre huit,
celui qui arrive juste après le chiffre sept. Pour être franc et sincère qui sont mes qualités premières
j'avais occulté avec le temps tous ces accidents. J'avais fait un déni de bassesse. N'importe quel
psychiatre vous le confirmera on occulte facilement ce qu'on veut oublier. Je me souviens
vaguement maintenant que j'avais du faire basculer dans le vide quelques témoins de la scène du
malheureux accident survenu à Philippe Gevel qui restait à mes yeux un coupe jarret sans foi ni loi.
J'avais cru que le groupe de trois qui passait n'avait servi qu'à me dissimuler pendant que
j'empoignais les chevilles du poète maudit. Les malandrins avaient tout vu, ils me connaissaient on
étaient au Lycée ensemble. Ils ont voulu me faire chanter mais voilà moi je chante faux. Poussé
sous le tramway, s'éclatant sous un camion ne respectant pas les limitations de vitesses que sais-je
encore. Deux autres individus sans vergogne qui doutaient stupidement du côté accidentel de mes
intervention avait vu leur barque chavirée alors qu'il pêchait dans la Loire à côté d'une bouche
d'égout. Tout cela me revient en mémoire. Je croyais que tout cela était dernière moi et bien je vais
devoir traiter encore trois cibles. Un journaliste, une parente très proche et une justicière à la mie de
pain. La vie est un éternel recommencement, l'éternel retour.

Pause définitive
Voyez-vous Monsieur Raymond tant que l'on ne connaît pas la date de sa mort on est immortel et on
se comporte comme tel. Vous un ancien magistrat vous devez avoir un avis éclairé. Avez vous
demandé la tête d'un accusé durant votre longue carrière ? Quand la sentence tombe le type passe du
statut immortel à celui d'être vivant, enfin du moins pour quelques temps, pour un temps connu à
quelques jours près.
La mort des autres et surtout celle de nos proches est vécu comme un manque de savoir vivre, un
grave désagrément à notre encontre. Certaines morts nous affectent bien entendu, votre mimique
argumente en ce sens mais elles ne nous apprennent rien sur notre fatale issue.
Oui Ahmed je connais la date de ma mort, pas au jour près peut-être, mais je connais le scénario.
Géraldine arrête de photographier un futur mort, je risque de bouger et la photo sera floue. Attend
que je prenne la pause, la pause définitive.
Je me suis fait niquer la prostate par un robot piloté par un chirurgien ensommeillé après un repas
un peu trop gastronomique. Il s'est assoupi à deux ou trois reprises heureusement que le robot
connaissait son affaire. Il a tutoyé un des deux muscles érecteurs et sans état d'âme il l'a tranché.
Le chirurgien a envoyé les prélèvements de son travail au labo de l'hôpital Tenon et au lieu de
retourner des résultats polis et civilisés du genre : « circulez il y a rien à voir » ils ont dit qu'il y
avait à voir. Ils ont détecté, fortuitement précisent-ils, une LLC une vraie. C'est quoi çà une CLD ?
Je te dirai à l'occasion. Avant, tout était illusion maintenant tout est occasion.
T'énerve pas Ahmed, j'arrive. On t'attend depuis une plombe, Géraldine va faire une grosse colère,
elle compte sur nous... Je sais, mais j'étais chez le toubib. Encore ! Qu'est ce qui t'arrive ? C'était
pour un certificat de décès. Pour qui ? Pour moi, mon certificat de décès. C'est original commente
Monsieur Raymond, bon il faut y aller, on a plus que les photos à installer. Le bus 26 passe dans
cinq minutes, on peut l'avoir... Faut descendre à Belleville et on se laisse glisser jusqu'à la rue Piat
au Carré 52, chez Ismail peintre et sculpteur de son état qui prête sa galerie à notre copine. Il
prélèvera cinquante pour cent sur les ventes c'est le tarif normal.
Géraldine expose vingt grandes photos d'arbres tordus et déformés par la technique numérique de la
couleur liquide. C'est très impressionnant cet univers post nucléaire. Géraldine n'est pas une
marrante sauf quand elle décide de faire le concours hebdomadaire de calva au bistrot
philosophique de la rue du Buisson Saint Louis. La philosophie m'a toujours paru absconse.
Dans le bus le 26, celui que prenait très souvent Willy Ronis pour traquer les Bellevillois avec son
vieux Rolley, pas besoin d'un Leica à dix milles euros quand on a du génie, dans le bus 26 disais-je
donc, je n'échappe pas à la question c'est quoi une CLD ou DLC exactement. Vous êtes bien des
vieillards cacochymes, incapables de vous souvenir de trois lettres dans l'ordre, monsieur Raymond
j'espère que vous n'avez pas toujours été dans cet état là je dirais même dans cet état las. Je n'ose
imaginer toutes les conséquences. De dangereux criminels libérés pour vice de forme, des innocents
malmenés forcés d'avouer les pires turpitudes, pour toi Ahmed c'est beaucoup moins grave un prof
de fac peut raconter à peu près n'importe quoi et tout le contraire le jour suivant, les étudiants ont
tous des ordinateurs ouverts devant eux pour s'adonner à des jeux débiles. Le prof fait semblant de
croire qu'ils prennent des notes.
Mes amis ne vous impatientez pas, on est à la station Gambetta, j'ai largement le temps de vous
instruire. LLC leucémie lymphoïde chronique. C'est un peu la leucémie du pauvre, c'est à la portée
de presque n'importe quel vieux Il y a trois stades de gravité et à la fin tu meurs. Comme dans la
vie quoi commente Monsieur Raymond. Wikipedia se fera une joie de tout vous dire les amis. Alors
toi c'est quoi ton stade, Bécon les Bruyères ou le stade de France ? Ça réconforte de parler à des
sportifs. Que dit ton toubib ? La première fois que je l'ai vue j'ai pas eu bonne impression, c'est une
grande femme avec une blouse pas très blanche et plein d'auto collants pour prouver qu'elle est
toubib à Saint Antoine. Une hématologue. Elle est roumaine sans doute, avec un fort accent de
voleuse de poules. Une des premières choses que j'ai comprises c'était le mot chimio. Oui on
connaît ce truc qui tue la maladie et le malade... Mais il y avait rien d'alarmant sur les analyses ce
qui semblait la contrarier. Je comprends ça, faut respecter le fond de commerce des gens. Alors elle
s'est pas mal démenée, analyses complémentaires, scanner, demandes de précisions auprès de ceux
qui avaient examiné les prélèvements, palpations en tout genre côté ganglions. Nada de nada calme
plat. On se revoit dans un an avait-elle conclue en s'essuyant les mains sur sa blouse grise. Je l'ai
revue tout à l'heure, un an déjà. Rien à signaler. J'ai eu plaisir à la voir, elle fait très bien son taf, elle
m'a donner un rendez-vous dans un an. Elle a mis toute la paperasse me concernant dans une
gigantesque enveloppe bleue et elle est allée en salle d'attente chercher son bonheur.
On est toujours dans le bus 26 coincés place Gambetta qui est devenue un cauchemar depuis qu'un
abruti a décidé de la réaménager en neutralisant la moitié de la chaussée. Notre chauffeur n'est pas
un tendre avec les bagnoles, les autres bus, les vélos les trottinettes, il passe en force et fini par
accéder à la rue des Pyrénées. Après c'est la rue Michel.
Conclusion tu connais pas la date de ta mort ? Exact Ahmed, quand la grande duduche m'avait parlé
de chimio j'en avais conclu que j'étais au stade terminal, deux ans de survie d'après les stats. Je me
suis aperçu d'une chose étrange c'est qu'on a beaucoup moins peur de la mort quand on en connaît la
date. Pourquoi ? Je sais pas les amis, ne me regardez pas comme un gros étron sec, c'est comme ça.
Le pire c'est l'incertitude dans la vie. Tout est affaire de rétro planning. Une maladie indolente elle a
dit la toubib, c'est le nom scientifique, comme quoi vive le droit à la paresse ! Maintenant à nouveau
vous avez peur de la mort ? Oui Monsieur Raymond une peur panique.
Dring dring. Oui Géraldine, on arrive. Ne panique pas on a encore trois jours pour finir
l'installation. Pour finir ? Bande de nazes vous n'avez pas commencé... D'accord mais tu as la
meilleure équipe Gégé. Monsieur Raymond n'a jamais vu un clou de sa vie certes mais il a un des
plus affûté point de vue juridique sur la vente des objets d'art. De son côté Ahmed est un des
meilleurs spécialistes mondiaux de la Dynamique des Systèmes il possède les plus hauts diplômes y
compris un truc impressionnant à Harvard, quant à moi je coordonne les actions de ces êtres
d'exception. Je leur ai longuement expliqué l'usage du marteau et des clous à tête d'homme se sont
des clous sans tête. Tout est sous contrôle. Quoi Géraldine, les cimaises, ah oui les cimaises, je crois
qu'Ismail en a dans sa remise. Mais a-t-on vraiment besoin de cimaises si on colle tes photos sur les
murs. Ah bon Ismail veut pas qu'on colle car si on colle sur ses beaux murs fraîchement repeints
faudra à la fin tôt ou tard décoller et ça c'est coton si on veut pas saloper les murs. Bon alors soit
on cloue soit on met du scotch, je sais pas. Bouge pas Gégé on arrive, boit une grande rasade de thé
turc et tu verras la vie autrement. Géraldine a déjà fait une belle expo à Arles, très remarquée, c'était
avant l'OPA de la milliardaire américaine la sinistre Maja Hoffmann sur les Rencontres de la Photo.
Quelle honte !
On descend du bus, on finit toujours par descendre du bus commente sobrement Ahmed professeur
honoraire de la Sorbonne Paris I. On est quasiment arrivé. Juste le temps de se prendre un picon
bière au bar des amis. Barbe essuyée, on se remet en marche, la rue de Belleville descend de belle
façon. On négocie le virage qui nous propulse rue Piat encore vingt mètres les amis. Faut tenir.
Monsieur Raymond marche devant nous en tenant son pantalon de velours à deux mains. Il s'arrête
non sans brutalité devant la galerie d'Ismail. Mais que se passe-t-il ? Il pousse la porte qui résiste
sans effort. Que se passe-t-il ? L'inquiétude le gagne. Personne dans la galerie, seulement le fauteuil
roulant de Géraldine renversé. On essaie à nouveau d'entrer, on hurle le nom de notre amie. Sans
résultat. On demande à la boutique voisine s'ils ont vu quelqu'un entrer ou sortir. Personne n'a rien
remarqué. J'appelle Ismail au bigophone, il me répond de suite, il sera là dans une dizaine de
minutes, il arrive de chez lui. il a eu Géraldine au téléphone vers midi quand elle est arrivé, tout
allait bien. Elle a un double des clés. Elle faisait a-t-elle dit un petit pique nique avec Marion la
tatouée, son âme damnée. La punk devait partir en début d'après midi vu qu'elle est poinçonneuse à
la station Lilas. Enfin quelque chose comme poinçonneuse et peut être pas aux Lilas.
Ismail arrive, ouvre la porte et nobody personne, aucune trace de Gégé. Mes amis s'affolent.
Appelons la police ! C'est peut être un peu tôt... Comment cela un peu tôt ? Elle peut pas faire plus
de dix mètres avec ses béquilles, sa chariote est au milieu de la salle, renversée. Oui mais la porte
est fermée à clef, il n'y a qu'elle qui a les clefs. La poinçonneuse des Lilas ne nous a peut être pas
tout dit. Géraldine veut nous foutre une grosse trouille à cause de notre retard et de notre
amateurisme assumé. Attendons une demie-heure, je suis sûr qu'elle va réapparaître... Elle est au
bistrot du coin, au bar des sportifs je suis certain, quelqu'un l'a aidé, c'est à cinquante mètre. Je vais
voir dit Ahmed subitement transformé en sprinter. On s'assoit sur le canapé défoncé. Le calme
revient doucement. Tu n'avais pas parlé d'un petit Chablis Ismail que tu voulais faire goûter à de
vrais connaisseurs ? En dégustant le nectar on commence à réfléchir à l'installation des grandes
photos et surtout de leur ordre dans la galerie. Pour le vernissage tout est prêt, les invitations ont été
lancées. Les Inrockuptibles et Télérama ont annoncé l 'événement, le traiteur des Délices de
Belleville est au taquet. Ils nous reste trois jours. Nous avons pris soin de contacter tous les
acheteurs des oeuvres de Gégé c'est le plus important, et Ismail a de plus un robuste carnet
d'adresses. Il ne manque que l'artiste Géraldine Dimaria.
Le Chablis de la bouteille s'est entièrement évaporé quand Ahmed revient en sueur de ses
recherches. Elle est nulle part éructe-t-il. Au moins on sait où elle est ricanai-je. Bon sérieusement
que fait-on ? Avant toute chose faut joindre sa copine. Au téléphone tout à l 'heure elle ne m'a pas
paru très inquiète, faut la cuisiner ou mieux aller la voir.
Je crois qu'on ferait bien de commencer l'accrochage pour ce qui est de l'ordre des photos Gégé a
déjà donné des indications assez précises à Ismail qui fait oui de la tête. Non ! Ahmed ne touche
pas au fauteuil, laissons cette chariote exactement où elle est, je sens de bonnes vibrations dans ce
tas de ferraille. Personne n'y touchera jusqu'au retour de l'absente. Monsieur Raymond lève les yeux
au ciel comme si une comète allait nous tomber sur la gueule. Qui veut aller voir la Poinçonneuse
des Lilas ? Moi dit le juge à la retraite je vais lui foutre la trouille avec le code pénal. Essaie plutôt
le bottin ricane Ismail, quelques coups devraient suffire.
On travaille une bonne partie de la nuit, Ismail nous a fait une liste de toutes les tâches. Un peu
avant minuit on a fait le tiers du travail. On se quitte, à demain frères.
J'attrape le dernier bus 26 non sans un remarquable sprint qui déséquilibrent quelques passants. Il
me faut une vingtaine de minutes pour enfiler ma clef dans le spacieux taudis que je possède square
de la Salamandre. Mais qu'est ce que tu foutais, je t'attends depuis des plombes ! Une petite
gonzesse à la voix de stentor m'interpelle sans ménagement. Il a fallu toute mon ingéniosité pour
que nos amis n'appellent pas les flics Géraldine. On a bossé comme des fous, presque la moitié de
l'installation est en place. Raconte-moi comment ça c'est passé. Je lui fait un rapide topo. Je
continue à penser que tu as eu une idée à la con Gégé, je sais pas comment on va s'en sortir.
Je suis le seul à savoir que le traitement médical à améliorer notablement son état et qu'elle peut
marcher une centaine de mètres avec une seule béquille. Cela explique notre mise en scène à la
galerie. Nous avons pu quitter les lieux sans se faire remarquer et gagner mon automobile.
Imagine me dit-elle le jour du vernissage, le populo se déplace autour de mon fauteuil jeté à terre,
artiste invisible quelque chose comme l'assomption de Géraldine Dimaria. Piero il faut que tu
appelles l'AFP et les journaux qui ont parlé de moi pour les avertir de ma disparition ou plutôt de
mon absence inexpliquée, les journaleux adorent les mystères, la galerie va être pleine comme un
oeuf. Ça m'inquiète beaucoup, surtout si tu squattes chez moi une vingtaine de jours je vais tomber
fou. Comptes-tu avertir ta punkette des Lilas ? Surtout pas, faut que tout le monde voit son désarroi,
ce sera ma meilleure pub. Gégé tu me fais peur tout ça pour vendre tes photos. Non détrompes toi
cela fera partie de l'expo je me mets en scène par mon absence, c'est une installation vivante. Il reste
trois jours avant le vernissage, c'est juste un peu moins long que l'éternité, après je verrai, il se peut
que je revienne à la vie quelques jours après, ça fera un buzz sur le buzz. Faut pas mêler la police à
tout ça sinon on est mal, si un flic veut faire du zèle dit lui confidentiellement que je suis en cure
thermale pour quelques jours. Mais que vais-je dire à nos trois amis pour qu'ils ne remuent pas ciel
et mer. Faut-il les mettre dans la confidence ? Non non et non ils vont prendre des airs de
conspirateurs, de traîtres de comédies romantiques, trouve quelque chose je te fais confiance. Dans
le bus en venant j'ai fais un grand numéro au téléphone, les amis étaient totalement persuadés que je
je te parlais. Je sais, j'ai entendu tout ton laïus sur mon répondeur, je suis pas sûre que c'était une
bonne idée.
Après une nuit agitée j'avale un bol de ce délicieux muesli que je trouve uniquement dans un
magasin de la rue de Bagnolet, croquant et sucré à souhait. Avant que Géraldine n'émerge de mon
clic clac de dépannage je m'empresse de mettre les précieuses croquettes sous clé. En une journée
complètement désoeuvrée elle pourrait engloutir tout le stock. Je dois être en fin de matinée à la
galerie pour retrouver mes trois comparses à qui je devrais servir un boniment crédible.
C'est peu avant midi que je pénètre au Carré 52, rue Piat. Mes amis semblent faire des essais
sophistiqués sur la théorie du ruissellement. S'il y a ruissellement c'est qu'auparavant il y a eu
évaporation. Pour tout dire ils en sont à la première phase. Une ou deux éprouvettes de Chablis sont
en voie de test, le précieux breuvage connaît le sort des vases communiquant. Je n'ai pas pu trouver
la Punkette déplore Monsieur Raymond personne ne l'a vue. Sa colocataire dit qu'elle va et vient et
ne s'inquiète pas quand elle découche. Finalement les amis improvisai-je mentant comme un type
qui veut vous vendre une retraite par points, je me suis décidé à aller voir les flics c'est pour ça que
je suis en retard. Ils peuvent rien faire avant quarante huit heures pour disparition inquiétante. Tout
le monde peut s'évaporer s'il est majeur même en rampant sur les coudes quand les jambes suivent
pas. Étonnant non ? J'ai une intuition elle va revenir avant trois jours. En ferait mieux de continuer
l'installation, plus que quarante huit heures. Après avoir mangé un morceau au Vieux Belleville
(bistrot typique et musical) de la rue des Envierges on se met au travail. Faut de plus taper les
notices et faire la listes des prix. Géraldine m'a expressément ordonné de multiplier les prix par
trois. Elle pense que sa disparition et le syndrome du fauteuil renversé vont délier les bourses. C'est
pas sûr ! Ismail s'inquiète, c'est trop cher, les acheteurs ne peuvent pas marchander le jour du
vernissage au milieu de la foule, ils n'achèteront pas.
Je regagne mes pénates à la nuit tombée. Les pénates c'est à dire les dieux de la maisons comme m'a
expliqué Monsieur Raymond qui est un fin latiniste. En fait de dieux je découvre Métis déesse de la
sagesse et de la ruse. Dans la proportion d'une alouette de sagesse pour un cheval de ruse. La
fatigue du soir venant elle se déplace difficilement avec ses béquilles. Soit prudente Gégé avec les
béquilles le sol est glissant ne t'écrase pas la tronche contre le coin de la table en séquoia massif. Du
séquoia massif tu rigoles, c'est du contreplaqué marine ! Je lui explique cependant, ignorant sa
perfide remarque, le travail accompli à la galerie. Elle pose mille questions, insiste sur telle ou telle
modification à apporter. C'est une pro. Et les prix ? Tu as bien suivi mes instructions. Oui multipliés
par trois. Ismail pense que c'est une connerie.
On racle le fond du congélateur et on parvient bon an mal an à se nourrir accompagné d'un Moulis
gouleyant à souhait. Géraldine n'a pas prononcé un mot pendant nos agapes. Si comme le prétend
Monsieur Raymond les agapes sont, dans le paléochristianisme, un repas à caractère religieux, dont
le but est d'entretenir l'amour dans la communauté, le terme est peut être mal choisi. Géraldine,
m'écriai-je avec la fore des trompettes de Jéricho, je crois qu'il faut tout arrêter, demain je t'emmène
à la galerie avec ton bric à brac de béquilles et de ceinture dorsale. Je regrette d'avoir fait un
communiqué à l'AFP à ta demande rappelle toi, pas très précis il est vrai, pourtant ils n'ont pas fait
dans le détail, ils parlent même de l'hypothèse d'un enlèvement. Je lui montre mon smartphone
relatant l'affaire. J'ai besoin d'argent de beaucoup d'argent si je veux réaliser Total Project hurle-telle,
j'ai pas le choix, je vais jusqu'au bout, il y moins de deux ou trois jours à tenir.
Tout ça c'est de la faute de ma prostate. Gégé écarquille les yeux. Quelle prostate ? Il y a des cycles
dans la vie.
Le jour précédent le vernissage, Ismail reçoit les meilleurs acheteurs potentiels, ils peuvent plus
tranquillement évaluer les oeuvres et faire des offres. Le résultat a été au-delà des espérances de
Gégé. Flairant l’afflux d’intérêt suscité par l'évaporation de l'artiste ils ont payé sans rechigner le
surcoût demandé. Plusieurs journaux dont le Parisien ont mis en une la photo de la galerie avec le
fauteuil roulant renversée. Tout le monde est persuadé avoir fait une bonne affaire les vendeurs
comme les acheteurs. De nos jours la qualité d'une oeuvre artistique est déterminée par son prix.
Pour le vernissage la foule composée de curieux et d'amateurs de petits fours ne s'est pas fait priée
pour acheter des produits dérivés, cartes postales et posters à des prix lâchement exorbitants . Un
couple d'américain a acquis au prix fort quatre photos de grande taille pour leur pied à terre
californien. Ahmed et Monsieur Raymond terrés dans la remise regardent ce remue ménage avec
une indolente angoisse. J'essaie de faire bonne figure et ne suis pas pour rien dans le chiffre d'affaire
final. Vers deux heures du matin on ferme la boutique et on laisse tout en l'état. Je loue une petite
voiture électrique pour rentrer chez moi. Géraldine doit être morte d'inquiétude, en fait elle est bien
morte mais pas d'inquiétude. Je la trouve sous la douche, la tête explosée sur un coin du receveur,
elle a encore en main ses béquilles. Je ferme le robinet. L'eau a coulé pendant des heures je ne sais
pas combien de temps. L'abruti qui m'a installé la douche a mis le receveur à trente centimètre du
sol pour laisser passer des tuyaux d'évacuation au lieu d'installé une cloison. Pour accéder à la
douche faut impérativement mettre le pied sur un escabeau instable. L'exercice est déjà périlleux
pour un vieux valide comme moi mais avec des béquilles c'est mission pas possible. J'enveloppe
son petit corps tout ridé par l'eau dans une grande serviette et je la pose sur le canapé. J'explose en
larmes pendant un long moment. Je reprends un peu mes esprits et me dirige vers le téléphone. Quel
numéro faut-il faire ? Qui appeler, la police, les pompiers le Samu ? Que vais-je leur dire ? La vérité
tout simplement. J'ai déplacé le corps, l'eau de la douche a fait disparaître toute trace de sang. J'ai
dit à mes amis que j'étais allé voir la police. Que vont-ils tous penser en apprenant qu'il n'en est
rien ? La raison m'abandonne la panique gagne, je voudrais que rien ne soit arrivé.
Je réfléchis jusqu'au matin en buvant du café. Oui c'est cela, il n'est rien arrivé. Le corps a déjà
disparu enveloppé dans une grande descente de bain. Je vais emmener Gégé quelque part, elle
n'avait qu'un petit sac d'effets personnels que je glisse sous le tissus éponge. Où faut-il mettre le
corps ? Dans un endroit où on ne le retrouvera pas de sitôt ou au contraire là ou il sera découvert
d'ici un ou deux jours.
Ma décision est définitive je sais ce que je vais faire dès la nuit prochaine et la boucle sera bouclée,
je dois bien ça à Géraldine. Vers deux heures du matin je porte le petit corps jusqu'à l'ascenseur et je
descends au parking. A cette heure je ne risque que de croiser quelques dealers qui n'iront pas
s'épancher dans les bras de la police. Gégé tient pile poil dans le coffre qui n'est pourtant pas grand.
Je monte la rue des Pyrénées, je passe la place Gambetta et je poursuis jusqu'à la rue de Belleville,
j'embouque la rue Piat, devant la galerie d'Ismail il y a un passage piéton généralement libre. C'est
le cas, je me gare sans encombre. Je descends de bagnole, j'ouvre la porte du Carré 52 avec les clés
trouvé dans le sac de mon amie, le rideau de fer n'a pas été baissé. Je prend le corps nu de Géraldine
je le place sur le fauteuil roulant, l'éternel retour. La rue est complètement déserte et après avoir
essuyé les traces de mon passage je file rapidement. Je suis pris d'un tremblement que je ne peux
maîtriser, j'ai du mal à conduire mais j'y arrive cahin-caha. Je monte chez moi. Je me rends compte
que je ne pourrais pas y rester. Je reprends ma voiture. Autoroute de l'ouest jusqu'à Dives-sur-mer,
je m'arrête tous les cinquante kilomètres pour satisfaire le fantôme de ma prostate. Le jour se lève,
je cours sur la plage, je trouve un bistrot ouvert, quelques pêcheurs discutent au bar, je me mêle à la
conversation. Les gars sentent que j'ai besoin de parler, mes propos ne sont pas très cohérents, je
quitte le rade et je reprends la route par Lisieux, Evreux et l'autoroute pour me retrouver sur un
périphérique complètement bloqué. Ce qui ne me gêne pas du tout au contraire. Le sommeil et ma
vessie me taraudent je décide de m'arrêter dans un de ces innombrables hôtels qui entourent Paris.
Je m'écroule sur un lit défoncé jusqu'à la fin de l'après midi. Mon smartphone m'informe que mes
copains ont essayé de me joindre avec une réelle frénésie. Tel un robot piloté par une intelligence
artificielle défaillante je décide d'aller à la galerie. Quelques centaines de pompiers munis de
fumigènes et de pancartes bloquent le périphérique, une manifestation contre la retraite à poings
dans la gueule m'oblige à inventer des itinéraires compliqués et contre-productifs, l'incendie d'un
taudis géré par un marchand d'insomnies termine mon parcours et c'est à regret que j'arrive rue Piat
où je me gare le plus facilement du monde. Avant de sortir de l'auto je passe un coup de fil à
Ahmed. Son encéphalogramme ne doit pas être loin de la ligne bleue horizon des Vosges. Il me
susurre quelques mots que je ne comprends pas. Je me dirige vers la galerie mes amis sont là terrés
dans un coin. Il y a plusieurs bandes jaunes de police qui bloque « la scène de crime ». Géraldine et
sa chariote ne sont plus là. Je leur suggère de quitter ce lieu sinistre et d'aller au café Mon coeur de
Belleville en haut du jardin éponyme. C'est à deux minutes. Personne ne parle pendant le trajet. On
s'assoit à une table au fond du rade. On se regarde comme une portée de Cocker. Qui a pu faire
cela ? Se désole Monsieur Raymond, il ne réagit pas en professionnel de la justice mais en ami
effondré.
Les journaux du lendemain racontent que se sont les éboueurs tôt le matin qui ont donné l'alerte. Ils
rappellent à leurs fidèles lecteurs toute l'histoire ; la disparition de la photographe, le vernissage
avec la mise en scène morbide du fauteuil étalé dans la galerie puis la fermeture vers deux heures du
matin. Les organisateurs de l’événement ont été interrogés à l'exception de l'un d'eux qui semble
avoir disparu. Mes amis m'ont transmis les coordonnées du policier chargé de l'enquête, je l'appelle
et il dit avoir un besoin pressant de me rencontrer, cela nous fait un point commun. Je lui raconte
exactement ce que j'ai fait, mon coup de blues la Normandie mon retour sur Paris, j'omets
simplement de lui parler de Géraldine que je n'ai pas vu dis-je depuis quatre jours. Il me demande si
j'étais l'amant de la femme, non ami seulement elle était lesbienne et je donne lâchement les
coordonnées de la punkette poinçonneuse des lilas de son état. Il semble perplexe, me fait signer ma
déposition et me libère.
Un an déjà après la mort de Géraldine, le temps passe vite. Je ne vois plus beaucoup mes amis, j'ai
peur de me trahir. L'amie punk de Gégé a fait six mois de préventive avant d'être relâchée et
disculpée. L'affaire semble oubliée jusqu'à un hypothétique cold case.
J'avais rendez-vous ce matin comme tous les ans avec la grande toubib à la blouse pas très claire.
De leucémie indolence je suis passé à virulente tous les signaux sont au rouges, je suis très affaibli,
j'ai les ganglions gonflés comme une montgolfière. Ça n'arrive jamais avec cette forme de maladie
jubile la docteure, je n'ai jamais vu cela. C'est magnifique conclue-je. J'embrasse la grande
duduche. C'est la dernière fois qu'on se voit, je commençais à bien vous aimer. Je sors de l'hôpital
pour aller manger le meilleur flan de Paris à l'autre boulange rue de Montreuil. C'est tordant je n'ai
plus peur de la mort.
Dès que je suis arrivé en enfer, ils n'ont pas hésité, ils m'ont mis dans la section ABRUTIS. J'ai eu la
surprise d'y rencontrer Monsieur Raymond qui avait été saigné par un type qu'il avait fait condamné
à tord à perpétuité. Il discutait avec Ahmed qui s'était noyé dans sa baignoire en testant la notion
de niveau en dynamique des systèmes. Et Géraldine est-elle là ? Non elle est au paradis section
PHOTOGRAPHES. Je reconnus les tatouages de la station de métro Les Lillas sur une petite
punkette qui passait par là. Marion ? Que fais-tu ici, toi une sainte femme tu devrais être au paradis
section DEBILES PROFONDS. Très drôle trou du cul me répondit-elle sans vergogne, c'est moi qui
ai buté cette pute de photographe putride. Quoi tu as tué Géraldine pouffiasse des bas fonds ? Elle
n'a eu que ce qu'elle méritait. Elle voulait me quitter pour une meuf branchée dans les relations
publiques, une traînée des ministères. Tu l'as tuée chez moi ? Oui elle m'a appelé pour me larguer et
elle a laissé échappé qu'elle était dans ton gourbis faisandé. Bon je crois qu'on va bien s'amuser dans
cette petite mort.
Adèle c'est pas un goutte à goutte c'est un torrent fais attention, voilà c'est comme cela qu'il faut le
régler. Oui excuse moi mais c'est pas très grave, le bonhomme on va le perdre dans la journée.
La vie rêvée des rêves
Beaucoup ont oublié pourquoi nous sommes confinés chez nous depuis plus de cinq ans, voici un
bref récit qui le rappellera aux plus jeunes.
Le psychanalyste était perplexe, certes c'est son métier de l'être mais il était vraiment perplexe :
simulateur, idiot, imbécile ou pire sincère, réellement malade du carafon, ce type qui restait debout
lui avait été envoyé par son confrère, un généraliste pur sadique, un vicelard qu'il n'avait jamais pu
encadrer. Je ne vois pas bien ce que je fais là, répète en boucle l'impatient, je comprends pas
pourquoi le docteur Beaufils a voulu que je vienne vous voir. J'ai bien une explication suggère le
freudien lacanien, il a voulu nous emmerder vous et moi. Ouais nous emmerder. Tout le monde
rêve, ce n'est pas une raison pour aller raconter ses fariboles au corps médical, il y a autre chose à
faire. L'interprétation des rêves peut aider au diagnostic chez certains vertébrés qui ressassent
depuis des lustres le même mal-être. Chez vous c'est totalement différend vous ne faites pas de
distinction entre le songe et le monde vivant. Je résume vos propos, vous venez affirmer devant un
éminent représentant du corps médical que Ségolène Royal a trouvé un truc pour empêcher les
braconniers de tuer les éléphants grâce à un dispositif électronique qu'elle insère dans la trompe des
pachydermes. C'est bien cela, je n'ai pas trahi vos propos ? Exactement docteur c'est ce qu'elle m'a
dit c'est pourquoi je pars en Afrique avant la fin du mois pour continuer l’oeuvre magnifique de cette
femme. Quand et où vous a-t-elle entretenu de cela ? Il y a une semaine environ, la nuit de samedi à
dimanche je crois. Vous avez donc bien rêvé cette rencontre? Pas du tout il ne s'agit pas d'un rêve,
c'est juste une conversation. Cette conversation où l'avez vous eu ? Chez moi. Elle est venu chez
vous elle a sonné, vous avez ouvert et bingo elle était devant vous ? Ça c'est pas passé comme cela ?
Elle était là et on a parlé. Une apparition en quelque sorte elle vous est apparue comme la sainte
vierge ou la Dame du Lac dans Kamelott. Pas du tout, elle était là on a parlé c'est tout. Dans quelle
pièce étiez-vous ? Dans la chambre, il était tard je me suis réveillé d'un coup et on a parlé. Ça
ressemble terriblement à un rêve, non ? Peut être si vous voulez, mais pas tout à fait. Je vais vous
prescrire un médicament assez costaud qui vous permettra d'éviter la dépense inutile d'un voyage en
Afrique. Une simple remarque mon cher Monsieur, c'est grand l’Afrique de quel pays vous a parlé
Madame Royal ? Le pays n'a pas d'importance, faut aller là où il y a des éléphants et des
braconniers. Ça va pas être simple, je confirme. Je vais vous donner un médicament nouveau qui a
été testé sur des chevaux en Normandie où j'ai un pied à terre, en pays d'Auge exactement à
Beuvron-en-Auge, vous connaissez ? Comment cela des chevaux ? Oui des chevaux là-bas on
entraîne des pur-sang pour le galop et des demi-sang pour le trot. Dans cette région il y a des
champs de courses partout même et y compris dans les plus petits villages. Ce médicament
décontracte les chevaux après la course, la récupération est facilité également et donne au sujet une
belle sérénité. Vous n'aurez qu'à le découper en quatre il se présente sous la forme d'une sphère
disons de la taille d'une balle de golf. Oui mais moi je ne joue pas au golf je veux seulement aller
sauver les éléphants. L'un n'empêche pas l'autre, vous savez moi je joue au golf et j'aime bien les
éléphants. Encore une question avez-vous une idée qui ferait de Ségolène Royal la bonne personne
pour stopper le braconnage de ces sympathiques animaux ? Si elle m'en a parlé c'est qu'elle est
compétente, d'ailleurs je vais aller la voir pour qu'elle me donne des instructions précises. Bonne
idée allez la voir éructe le psychanalyste allez la voir et tenez-moi au courant. Ça fera 100 euros et
pas en chèque s'il vous plaît. Cent euros ! ben mon neveu vous vous mouchez pas du coude ! Le
golf c'est pas donné vous savez.
Le psychanalyste est un vrai professionnel, il a pu facilement se débarrasser de ce cas encombrant,
c'est tout l'art de cette profession de détecter rapidement les faiseurs d'embrouilles pour ne garder
que les honnêtes contemplateurs de leur nombril, les coureurs de fond qui ne redoutent rien tant
que la disparition de leurs symptômes.
Toutefois une semaine à peine s'est écoulée quand notre thérapeute découvre deux personnes dans
sa salle d'attente. C'est rare, une séance dure une demi-heure et le cadencement précis du flux des
patients est réglé de façon pour qu'une seule personne attende. C'est ce qu'on appelle dans la grande
distribution la gestion en flux tendu. Madame Blanchon s'est à vous, entrez je vous prie. Plus rapide
qu'un zébulon monté sur des ressorts performants le type qui était assis au fond du couloir bouscule
la femme en train d'effectuer un difficile déploiement de sa carcasse pour se lever, il s’engouffre
dans le cabinet sombre et cosy. Il se fixe debout en face du bureau. Il ne bouge plus. Sortez
Monsieur sortez immédiatement. Le psy a reconnu l'homme qu'il a vu il y a une semaine celui qui
parlait du massacre des éléphants. Vous ne sentez pas docteur, vous ne sentez pas comme je sens
mauvais, Bruno Lemaire m'a dit cette nuit que dans l'histoire de l'humanité personne n'a pué aussi
mauvais que moi. Madame Blanchou je suis à vous dans deux minutes, juste le temps d'évacuer cet
énergumène. La femme mécontente se rassoit. Vous parlez de Bruno Lemaire le ministre ? Qu'a-t-il
à voir dans cette galère ? Encore un rêve à la con ! Non non docteur c'est pas un rêve je l'ai vu en
chair et en os dans ma cuisine, au début il croyait que ça sentait le gaz mais rapidement il s'est
aperçu que c'était moi qui reniflait cent fois plus fort qu'un putois. Vous sentez docteur comme je
pue. Ben non je sens rien, mais je sais ce que vous allez faire de suite, il y a urgence croyez-moi
courez chez le docteur Beaufils, votre médecin traitant c'est bien lui ? J'en viens, il m'a dit de courir
chez vous. Mais à quel jeu de pute s'adonne ce con de Beaufils, c'est un pervers narcissique mais
maintenant ça tourne au harcèlement. Le psy marmonne une bordée d'injures à voix basse à
l'intention de son confère. A propos avez-vous pris les comprimés que je vous avais prescris ? Ben
non, le vétérinaire n'a pas voulu m'en vendre. Voilà l'explication c'est pour cette raison que vous
sentez le gaz. Descendez dans la rue et griller une allumette le gaz va s'enflammer et tout
redeviendra normal. Le psy a été convainquant, l'homme lui demande des allumettes car il ne fume
pas précise-t-il, il disparaît. Madame Blanchou c'est à nous.
L'homme suit la prescription du psy mais rien ne se passe, une allumette encore une et toute la boite
y passe. Rien. Cela fait deux fois que les prescriptions du spécialiste font pschitt pourquoi le docteur
Beaufils insiste pour que je vois ce charlatan, je ne comprends rien, je ne suis pas aidé, l'homme
rentre précipitamment chez lui.
Le psy se résout à appeler son confrère le généraliste Beaufils. Il attaque franco salut Beaufils c'est
le docteur Mouron qui daigne vous parler, en général les généralistes n'ont pas pour vocation
d'emmerder les spécialistes en leur balançant leurs détritus ou en leur faisant des blagues
lamentables. Silence au bout du fil ! Oui je vois clair dans votre jeu vous croyez peut-être que j'ai
pris l'olibrius que vous ne cessez de m'envoyer pour un vrai schizophrène paranoïaque. Avouez, soit
c'est pour une émission de télé en caméra cachée, soit un gag pourri que vous avez monté avec vos
abrutis de confrères. Silence au bout du fil ! Ho ho Je vous parle Beaufils répondez. Vous appelez ça
parler spécialiste de mes genoux, je fais mon travail, un patient qui n'a mal nulle part je ne peux que
l'envoyer à un psy, d'ailleurs n'oubliez pas ma commission on a un accord je vous le rappelle 15%
sur votre tarif faramineux. Des clous vous n'aurez pas un sous, je l'ai foutu à la porte ce matin il n'a
rien payé, je ne veux plus le revoir ok, sur ce, mes hommages à votre conne d'épouse.
Il a fallu attendre pas moins de quinze jours avant que l'homme puisse subrepticement s'introduire
dans le cabinet du psychanalyste, il rampa près du bureau de la secrétaire comme un authentique
commando de marine, il se retrouva dans la salle d'attente et reconnu la seule personne présente,
Bonjour Madame Blanchou, celle-ci eut un choc d'incrédulité d'abord puis petit sourire de
connivence. Pourquoi êtes vous déguisé en bête à bon dieu. Ce n'est pas un déguisement madame, je
suis une vraie coccinelle, une bête à bon dieu, une coccinellidae exactement ce matin je me suis
réveillé comme cela, transformé, prêt à en découdre. C'est le général De Gaulle qui m'en a donné
l'ordre cette nuit, la guerre aux pucerons est déclarée, il a lancé un appel solennel : »Croyez-moi,
moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les
mêmes moyens qui nous ont vaincus, peuvent faire venir un jour la victoire. Car la France n'est pas
seule ! » Ben dis donc ! Conclue la femme je ne savais pas que les pucerons constituaient une telle
menace. C'est encore pire que le pire, le Général veut un confinement total de la population,
fenêtres et portes fermées. L'armée veille et tirera à vue. Même sur les coccinelles ? Non, non, on
est le bras armé de la France. C'est quoi ce bordel ? L'intervention du psychanalyste est musclée.
Encore ce guignolo, pourquoi êtes vous déguisé en R8 Renault Gordini ? C'est une bête à bon dieu
plaide Madame Blanchou, mon mari avait une R8 Gordini avec deux bandes blanches sur le toit, il
s'est tué au Rallye de Monte-Carlo. Le moteur était bon mais question tenue de route c'était une
savonnette sur un sol glissant. Le psy a du mal à pas se mélanger des neurones. J'ai jamais vu une
bête à bon dieu conduire une R8 Gordini admit-il.
L'homme-coccinelle affranchit l'honorable praticien des dernières nouvelles du front. Les pucerons
reculent partout grâce au Général sauf là où ils avancent. Je connais le coupable, celui qui a
introduit ces aphidoidea. En un éclair de génie le psy allait retourner la situation à son profit. Je
connais le coupable c'est l'abominable docteur Beaufils, il élève des pucerons et plein de saloperies
du même tonneau dans sa cave, la nuit il libère les terribles bestioles. Vous savez ce que vous avez à
faire noble Bête à Bon Dieu, dézinguer ce monstre ! C'est à cinq minutes d'ici, avant midi vous
serez un héros. Le coléoptère rouge à pois blanc démarre à la vitesse d'une R8 Gordini 1300 de 103
ch SAE.
Faites pas comme lui Madame Blanchou n'oubliez pas de régler vos honoraires au secrétariat. Mais
vous ne m'avez pas encore allongée sur votre clic clac. Peut-être peut-être avouez qu'une séance
comme celle que vous venez de vivre vaut au moins un mois de thérapie.
Les jours, les semaines passèrent douces et tranquilles. Le psychanalyste avait eu vent par la
concierge de son ennemi juré, qu'un fou habillé en coccinelle à pois blanc (ce qui est une hérésie
d'un point de vue scientifique) avait bien forcé la porte du docteur Beaufils mais elle n'en savait pas
plus. Le généraliste continuait à exercer et n'avait pas été exterminé comme un vulgaire puceron.
C'était une nouvelle réjouissante dans un sens et inquiétante dans le sens inverse des aiguilles d'une
montre. Le psychanalyste restait sur ses gardes et avait renforcé le dispositif de contrôle de la porte
d'entrée.
Madame Blanchou allongée lascivement sur le vieux clic clac du praticien face à une statuette de
Freud et une autre de Mickey mouse, débitait d'une voix à peine audible les affres de sa non-vie. Le
psy dormait paisiblement derrière elle. Tout était normal durant cette chaude après-midi d'automne.
Le choc effroyable de l'explosion de la fenêtre fût ressenti par les deux protagonistes comme la fin
du monde, le clic clac se referma en sandwich avec la dame Blanchou en garniture. Le psy se
retrouva avec une étrange créature sur les genoux mi-Batman mi-Spiderman. Faites excuse pour le
costume, docteur mais j'ai dû panaché, le S sur la poitrine et le masque de l'araignée ; Ils étaient à
cours de costume chez le loueur à cause de Mardi Gras. Comment avez vous fait pour me détruire la
fenêtre on est au cinquième étage ? Facile, je suis passé par le toit et descendu en rappel avec ces
deux cordes à sauter. C'est votre faute toubib vous avez changé le code de la porte d'entrée. J'ai dû
faire très vite on a eu une réunion de crise cette nuit avec le premier ministre Gérard Philippe, je
suis juste passé vous dire au revoir avant mon départ. Demain on envahit le Botswana, là-bas ils ont
une frousse affreuse de Batman d'où le déguisement pour les terroriser. Nous devons exterminer
tous les éléphants, la puce électronique qu'on leur a mis dans la trompe pour éloigner les
braconniers a un défaut, les pachydermes veulent envahir le monde et nous asservir, Ségolène
Royal a dû se réfugier au pôle nord. En attendant confinement généralisé tant que ces gros virus de
trois tonnes n'ont pas disparu de la planète. Madame Blanchou émerveillée : on est vraiment
gouverné par des gens formidables !
A quelque chose malheur est bon, je peux appeler la police pour signaler une intrusion violente,
souffla le praticien s'en est fini de mon cauchemar, Madame Blanchou est témoin. Il procéda à la
désincarcération de sa patiente. Je suis bon pour retourner chez Emmaüs il faut remplacer le clic
clac. Non non dit énergiquement la femme, c'est pas Gérard c'est Edouard bien que tous les deux
fassent dans le cidre ou le Cid, elle ricane. Vous êtes témoin madame cet individu à exploser ma
fenêtre, il a surgi comme un diable. Je dirais pas ça docteur, il a d'abord frappé, peut être un peu
fort et il est entré courtoisement. Pour vous montrer son affection il s'est retrouvé sur vos genoux. Il
a quand même détruit ma fenêtre, non ? Ce sont de vieux châssis en bois vermoulu, vous m'avez dit
cent fois que vous désireriez les changer. Vous rigolez avec ce que je gagne, c'est impossible.
J'appelle la police. J'espère pour vous se lamente la dame que vous n'allez pas tomber sur mon
imbécile de neveu, le lieutenant Blanchou.
- Allô, ici le lieutenant Blanchou, j'écoute...
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